L'Eglise bénit le moratoire mondial sur l’avortement
C'est une initiative d'origine laïque mais la hiérarchie catholique l'a immédiatement appuyée. La nouvelle politique de l'Eglise à propos de la famille et de la vie s'appuie sur un précédent qui a connu le succès: le référendum italien sur la défense de l'embryon, en 2005. En avant-première, une analyse
de Luca Diotallevi
ROMA, le 7 janvier 2008 – Noël de l’enfant Jésus, fête des Saints Innocents, dimanche de la Sainte Famille, fête de Sainte Marie Mère de Dieu… A Rome, en Italie, en Espagne, les fêtes du temps de Noël ont connu cette année un retentissement inattendu et impressionnant, non seulement au sein de l’Eglise mais aussi dans la société toute entière, même la plus sécularisée.
Famille et naissance: ce sont les deux mots qui sont le plus revenus dans la bouche des chrétiens comme des laïcs.
Pour la Journée de la Paix, célébrée le 1er janvier, Benoît XVI a axé son message au monde sur la famille. Sur la famille comme "principale agence de paix".
Les catholiques d’Espagne ont eux aussi consacré à la défense de la famille une journée, marquée par un rassemblement géant le dimanche 30 décembre à Madrid. Un "Family Day" de masse avait également eu lieu en Italie, à Rome, le 12 mai dernier. Le prochain rendez-vous aura peut-être lieu à Berlin, au cœur de l’Europe déchristianisée.
A Madrid, le rassemblement avait une connotation ecclésiale très marquée. Il a pris la forme d’une immense liturgie à ciel ouvert, présidée par des évêques et des cardinaux et offerte au regard et à la réflexion de tous. Clou de l’évènement: la liaison télévisée avec le pape, qui, depuis Rome, s’est adressé directement à la foule, en espagnol, au moment de l’Angélus.
Le 12 mai 2007 aussi, à Rome, la place Saint-Jean-de-Latran était remplie principalement de catholiques. Mais ce n’étaient pas les dirigeants de l’Eglise qui avaient appelé à ce Family Day et qui l’avaient présidé. C’était un comité de citoyens présidé par Savino Pezzotta, un catholique, et Eugenia Roccella, une féministe laïque. Sur scène, un juif, Giorgio Israel, et une musulmane, Souad Sbai, avaient également pris la parole. La famille proposée à l’attention et au soin de tous n’était pas principalement celle que célèbre le sacrement chrétien, mais la famille "naturelle entre un homme et une femme", inscrite dans la constitution civile.
Plus transversale encore, l’initiative née en Italie au moment de Noël en faveur d’un moratoire mondial sur l’avortement, dans la lignée de celui sur la peine de mort que les Nations Unies ont voté le 18 décembre dernier.
Transversale parce qu’imaginée et lancée par un intellectuel non-chrétien, Giuliano Ferrara, directeur-fondateur du quotidien d’opinion "Il Foglio". Et parce qu’immédiatement soutenue par "Avvenire", le journal de la conférence des évêques d’Italie, mais aussi par des personnalités d’autres tendances, parmi lesquelles l’anglais Roger Scruton, "le philosophe le plus influent du monde" selon le "New Yorker".
L’histoire de ce moratoire sur l’avortement montre bien de quelle manière l’Eglise de Benoît XVI, de son vicaire le cardinal Camillo Ruini et de la conférence des évêques d’Italie évolue sur le terrain politique.
* * *
Cette Eglise n’exige pas que ce qui ne peut être accepté et compris que par la foi devienne une loi. Cependant, elle se bat sans relâche pour défendre ces normes qu’elle sait gravées dans le cœur de tous les hommes.
Le respect de la vie de chaque être humain, depuis le tout premier instant de sa conception, est l’une de ces normes universelles que l’Eglise considère comme non-négociables. Le fait que des non-catholiques se manifestent pour défendre la vie de tous les enfants à naître est pour l’Eglise une confirmation bienvenue de l’universalité de ce commandement.
L’Eglise de Benoît XVI, de Ruini et du cardinal Angelo Bagnasco, actuel président de la conférence des évêques d’Italie, a donc beaucoup apprécié qu’un non-catholique tel que Ferrara ait pris l’initiative de lancer le moratoire sur l’avortement.
Car c’est bien ce qui est arrivé. Ferrara a créé la surprise en lançant son premier appel en faveur du moratoire sur l’avortement sur le petit écran, lors de l’émission "Otto e mezzo", le soir même où l’Onu votait en faveur du moratoire sur la peine de mort, le 18 décembre.
Le lendemain, 19 décembre, l’appel de Ferrara paraissait sur "Il Foglio". Le même jour, dans l’après-midi, "L’Osservatore Romano" publiait en une l’interview du cardinal Renato Martino, président du conseil pontifical Justice et Paix:
"Les catholiques considèrent que le droit à la vie n’est pas à traiter au cas par cas ou modulable. […] L’exemple le plus évident est celui des millions et des millions d’homicides d’êtres assurément innocents, les enfants non-nés".
Le 20 décembre, "Avvenire", le journal de la conférence épiscopale italienne, exprimait son soutien total au moratoire sur l’avortement, par un éditorial en une de Marina Corradi et une interview accordée par Ferrara.
Le 21 décembre, Ferrara annonçait qu’il allait jeûner à partir de la veille de Noël jusqu’au 1er janvier pour soutenir des financements publics en faveur des Centres d’Aide à la Vie (CAV), qui viennent en aide aux mères tentées d’avorter.
De fait, les jours suivants, la Région Lombardie (nord de l’Italie) et la ville de Milan ont versé 700 000 euros au CAV de la clinique milanaise Mangiagalli, où sont réalisés le plus d’avortements. L’an dernier, dans cette clinique, le CAV était parvenu à faire naître 833 bébés en aidant les mères en difficulté. Au total, on estime que tous les CAV actifs en Italie ont sauvé de l’avortement environ 85 000 bébés de 1975 à aujourd’hui.
Entre temps, des pages et des pages du "Foglio" se remplissaient de lettres de soutien au moratoire. Un flot de lettres grandissant et incessant. Certaines sont de simples lettres d’adhésion. D’autres – la plus grande partie – sont des lettres de réflexion argumentée, de récits, d’expériences de pères et de mères, d’histoires douloureuses, de dévouements enthousiasmants. Des centaines, des milliers de lettres dont le véritable personnage principal est ce tout petit être issu de la conception, accueilli, aimé, exalté. On ne pouvait pas fêter Noël avec une musique plus appropriée que ce concert épistolaire.
Les auteurs des lettres sont pour la plupart des inconnus. Beaucoup sont catholiques, mais n’appartiennent pas aux élites des associations qui répondent présent à chaque fois qu’il s’agit de soutenir une initiative. Quelques noms connus seulement apparaissent çà et là: les CAV, le Forum des Familles ou Scienza & Vita. Des associations directement concernées par le sujet. Il semble que la plupart des lettres sont écrites par des catholiques "du dimanche", ceux qui vont à la messe mais qui ne font pas parler d’eux pour le reste. Ou encore les auditeurs de la populaire Radio Maria. Mais il y a aussi de nombreux non-catholiques. C’est une Italie peu présente dans les principaux médias, mais que le moratoire sur l’avortement a fait sortir de l’ombre à la surprise générale. Une Italie également peu pratiquante, mais dont l’empreinte catholique est profonde et difficilement effaçable, même chez les non-baptisés.
Mais, concrètement, que propose le moratoire sur l’avortement? Ferrara rêve de "cinq millions de pèlerins de la vie et de l’amour, tous réunis à Rome l’été prochain". Pour demander deux choses aux gouvernements du monde entier. D’abord, "de suspendre toute politique qui encourage la pratique eugénique". Ensuite, "d’inscrire dans la déclaration universelle des droits de l’homme la liberté de naître". Avec un manifeste préparé par des personnalités de tendances différentes telles que le français Didier Sicard, l’italien Carlo Casini, l’anglais Roger Scruton, le spécialiste en bioéthique américain Leon Kass, le nouvel ambassadeur des Etats-Unis près le Saint-Siège Mary Ann Glendon, "en excluant naturellement toute forme de culpabilisation – et à plus forte raison toute poursuite pénale – des femmes qui décident d’avorter" comme elles y sont autorisées par la loi dans certains pays.
Le 31 décembre au soir, au cours d’une interview accordée à un journal télévisé de grande écoute, le cardinal Ruini a résumé la position de l’Eglise comme suit:
"Je pense qu’après le bon résultat obtenu en ce qui concerne la peine de mort, il est tout à fait logique de revenir sur le sujet de l’avortement et de demander un moratoire, tout du moins pour stimuler et réveiller la conscience de tous, pour aider à se rendre compte que l’enfant dans le ventre de sa mère est réellement un être humain et que sa suppression est inévitablement la suppression d’un être humain.
"En second lieu, l’on peut espérer que ce moratoire conduise aussi à un nouvel élan en Italie, ne serait-ce que pour appliquer intégralement la loi sur l’avortement, qui est censée être une loi qui vise à défendre la vie, et donc pour appliquer celles de ses dispositions qui permettent réellement de défendre la vie. Et peut-être, puisque cette loi a maintenant 30 ans, la réactualiser pour tenir compte du progrès scientifique qui a fait par exemple de grands pas en avant concernant la survie des prématurés. Il est maintenant vraiment inadmissible d’avoir recours à l’avortement lorsque le fœtus a atteint un stade de développement qui lui permet de vivre par ses propres moyens".
"L’Osservatore Romano" a mis en avant ces mots de Ruini et le cardinal Bagnasco en a repris les idées dans le journal laïc italien le plus diffusé, le "Corriere della Sera", le 4 janvier.
A ces propos correspondent des faits. Au même moment, des hôpitaux de Milan se sont fixé de nouvelles "lignes de conduite" quant à l’application de la loi italienne sur l’avortement. Elles interdisent l’avortement après la 21e semaine de vie de l’enfant à naître (auparavant, la limite était fixée à la 24e semaine) et, dans le cas d’une grossesse gémellaire, l’avortement sélectif en l’absence de réelles difficultés physiques ou psychiques de la femme enceinte. Ces "lignes de conduite" seront bientôt adoptées dans la région Lombardie toute entière.
C’est là un autre signe que l’appel à un moratoire sur l’avortement trouve aujourd’hui un terrain plus fertile que dans le passé. La pensée laïque n’est plus aussi déterminée pour refuser la dignité humaine à l’enfant conçu et pour faire bloc autour de l’autodétermination de la femme. De son côté, l’Eglise n’est plus aussi timide et désemparée qu’elle avait pu l’être, en Italie, suite à l’échec de 1981, lorsqu’un référendum lancé par des catholiques pour la suppression de la loi sur l’avortement n’avait recueilli que 18% de voix positives.
Au contraire, l’Eglise d’Italie se sent aujourd’hui forte de sa victoire lors d’un autre référendum pour la défense de la vie des embryons, le 12 juin 2005. Un référendum dont le résultat – selon une étude très récente – a été sensiblement influencé par l’identification du peuple italien au catholicisme.
Le résumé de cette étude est très intéressant justement pour mieux comprendre les modalités d’action actuelles de l’Eglise dans la société italienne: une société qui – cas unique dans le monde, à cette échelle – est encore très marquée par un catholicisme de masse, même si c’est dans un contexte de modernisation avancée.
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Cette étude paraîtra dans le prochain numéro de "Polis", la revue scientifique de l’Institut Cattaneo de Bologne. Son auteur est Luca Diotallevi, professeur de sociologie de la religion à l’Université Roma Tre et auteur d’études sur l’"anomalie" italienne publiées également aux Etats-Unis.
Le référendum du 12 juin 2005 avait été lancé en Italie par des groupements et des partis laïcs pour supprimer des points importants de la loi 40 de 2004 sur la fécondation assistée. En clair, il s’agissait de libéraliser la sélection, l’utilisation et l’élimination des embryons produits artificiellement.
Pour faire échouer le référendum, la hiérarchie de l’Eglise catholique a demandé aux fidèles et à tous les citoyens de ne pas aller voter. Ce qu’ils ont fait. 74,1% des votants se sont abstenus. Le "oui" a obtenu à peine 22% des voix et il n’a pas atteint la majorité même dans les provinces d’Italie les plus laïques et les plus à gauche.
Pour évaluer l’influence du facteur religieux sur ce résultat, Diotallevi a recoupé quatre données: les "oui" au référendum, l’identification au catholicisme, le civisme, la modernisation sociale.
Comme principal moyen de mesure de l’identification au catholicisme, Diotallevi s’est servi du nombre de contribuables qui demandent le versement de 8‰ du montant de leurs impôts en faveur de l’Eglise. En Italie, les contribuables peuvent en effet indiquer dans leur déclaration de revenus annuelle à qui ils destinent 8‰ des impôts reçus par l’état: à l’état, à l’Eglise catholique, à la communauté juive, aux Eglises protestantes, etc. La quasi-totalité des contribuables indique l’Eglise catholique. Leur nombre est en augmentation et on a récemment frôlé les 90%.
Pour mesurer le degré de civisme et de modernisation sociale, Diotallevi s’est aussi servi de données quantitatives, qu’il spécifie dans son étude. A partir de cet ensemble de données, il est apparu avant tout une très forte corrélation inversée entre l’identification catholique exprimée par les signatures du 8‰ et le "oui" au référendum.
Dans les provinces où le nombre de signatures en faveur de l’Eglise catholique est le plus bas – Bologne, Livourne, Florence, Ravenne, Sienne, Reggio Emilia… – les "oui" au référendum ont atteint les pourcentages les plus élevés, environ 40%.
C’est l’inverse qui s’est produit dans les provinces où les signatures du 8‰ en faveur de l’Eglise frôlent les 100%. Ici, les "oui" sont très rares, 10% ou moins encore.
Il s’agit des provinces du sud, les moins "civiques" et modernisées. Mais attention: dans la plupart des provinces italiennes, en particulier en Lombardie et en Vénétie, les indices élevés d’identification au catholicisme ne coïncident pas avec une société arriérée, mais avec des niveaux de modernisation sociale et de sens civique très élevés.
En d’autres termes, le facteur religieux n’apparaît pas en Italie comme une relique du passé condamnée à disparaître avec la progression de la modernisation. Il reste au contraire vivace dans un contexte de forte modernité. Au point – affirme Diotallevi dans la conclusion de son étude – que lui-même se modernise.
L’identification au catholicisme – écrit-il – n’aurait d’ailleurs pas suffi à elle seule à mener au résultat du référendum de 2005. Elle devait être activée. C’est ce qu’a fait la hiérarchie de l’Eglise, le cardinal Ruini en tête, avec des initiatives totalement inédites par rapport au passé. Par exemple: en choisissant l’abstention au lieu du "non"; en indiquant la ligne de conduite à l’avance au lieu d’attendre que les organisations catholiques s’orientent en ordre dispersé; en favorisant l’alliance avec des personnalités laïques qui partagent le point de vue de l’Eglise sur la défense de la vie naissante.
Encore auparavant, quand la loi sur la fécondation assistée qui devait ensuite faire l’objet d’un référendum en était encore à sa phase d’élaboration, la hiérarchie de l’Eglise avait accompli un autre geste inédit. Par le biais du Forum des Familles, elle avait fait du lobbying au parlement – avec succès – en faveur d’un texte qui ne coïncidait pas du tout avec la doctrine morale de l’Eglise mais qu’elle considérait acceptable comme "moindre mal".
C’est donc ainsi que l’Eglise italienne a remporté le référendum de 2005 pour défendre l’embryon grâce à une campagne qui a aussi constitué ne formidable alphabétisation de masse sur des questions concernant la vie humaine naissante. Une campagne efficace. Les sondages qui avaient précédé le vote indiquaient une stagnation du "oui" tandis que la part d’électeurs optant pour l’abstention "stratégique" suggérée par l’Eglise passait de 17% à 25% au cours du dernier mois.
Diotallevi conclut ainsi son étude dans "Polis":
"On a assisté à l’apparition d’une politique ecclésiastique consciente et rompue aux valeurs et au fonctionnement des mécanismes politiques, culturels et de communication propres à une société avancée sur le plan de la modernisation et à une démocratie mûre. […] La clé du succès a été d’avoir misé sur le rôle que pouvait jouer l’identification religieuse, une dimension de la religiosité très différente de la participation et avec laquelle les autorités ecclésiastiques ont montré qu’elles restaient familières. Elles ne se sont pas limitées à des rappels rhétoriques, mais elles ont préparé des conditions plus favorables pour la faire apparaître".
Le moratoire sur l’avortement est le nouveau grand chantier de cette modernisation de la politique de l’Eglise pour défendre la famille et la vie.
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